L'état dans la société capitaliste (Textes -2)

Lénine :  L'état et la révolution

(Extraits)

2. Par quoi remplacer la machine d'Etat démolie ?

...... Ainsi, la Commune semblait avoir remplacé la machine d'Etat brisée en instituant une démocratie"simplement" plus complète : suppression de l'armée permanente, électivité et révocabilité de tous les fonctionnaires sans exception. Or, en réalité, ce "simplement" représente une oeuvre gigantesque : le remplacement d'institutions par d'autres foncièrement différentes. C'est là justement un cas de "transformation de la quantité en qualité" : réalisée de cette façon, aussi pleinement et aussi méthodiquement qu'il est possible de le concevoir, la démocratie, de bourgeoise, devient prolétarienne; d'Etat (=pouvoir spécial destiné à mater une classe déterminée), elle se transforme en quelque chose qui n'est plus, à proprement parler, un Etat.

Mater la bourgeoisie et briser sa résistance n'en reste pas moins une nécessité. Cette nécessité s'imposait particulièrement à la Commune, et l'une des causes de sa défaite est qu'elle ne l'a pas fait avec assez de résolution. Mais ici, l'organisme de répression est la majorité de la population et non plus la minorité, ainsi qu'avait toujours été le cas au temps de l'esclavage comme au temps du servage et de l'esclavage salarié. Or, du moment que c'est la majorité du peuple qui mate elle-même ses oppresseurs, il n'est plus besoin d'un "pouvoir spécial" de répression ! C'est en ce sens que l'Etat commence à s'éteindre. Au lieu d'institutions spéciales d'une minorité privilégiée (fonctionnaires privilégiés, chefs de l'armée permanente), la majorité elle-même peut s'acquitter directement de ces tâches; et plus les fonctions du pouvoir d'Etat sont exercées par l'ensemble du peuple, moins ce pouvoir devient nécessaire.  ... .

Electivité complète, révocabilité à tout moment de tous les fonctionnaires sans exception, réduction de leurs traitements au niveau d'un normal "salaire d'ouvrier", ces mesures démocratiques simples et "allant de soi", qui rendent parfaitement solidaires les intérêts des ouvriers et de la majorité des paysans, servent en même temps de passerelle conduisant du capitalisme au socialisme. Ces mesures concernent la réorganisation de l'Etat, la réorganisation purement politique de la société, mais elles ne prennent naturellement tout leur sens et toute leur valeur que rattachées à la réalisation ou à la préparation de l'"expropriation des expropriateurs", c'est-à-dire avec la transformation de la propriété privée capitaliste des moyens de production en propriété sociale.

 "La Commune, écrivait Marx, a réalisé ce mot d'ordre de toutes les révolutions bourgeoises, le gouvernement à bon marché, en abolissant ces deux grandes sources de dépenses : l'armée permanente et le fonctionnarisme d'Etat."

3. Suppression du parlementarisme

... Mais si l'on pose la question de l'Etat, si l'on considère le parlementarisme comme une de ses institutions, du point de vue des tâches du prolétariat dans ce domaine, quel est donc le moyen de sortir du parlementarisme ? Comment peut-on s'en passer ?  ...  

Certes, le moyen de sortir du parlementarisme ne consiste pas à détruire les organismes représentatifs et le principe électif, mais à transformer ces moulins à paroles que sont les organismes représentatifs en assemblées "agissantes". "La Commune devait être non pas un organisme parlementaire, mais un corps agissant, exécutif et législatif à la fois."

Un organisme "non parlementaire mais agissant", voilà qui s'adresse on ne peut plus directement aux parlementaires modernes et aux "toutous" parlementaires de la social-démocratie ! Considérez n'importe quel pays parlementaire, depuis l'Amérique jusqu'à la Suisse, depuis la France jusqu'à l'Angleterre, la Norvège, etc., la véritable besogne d'"Etat" se fait dans la coulisse; elle est exécutée par les départements, les chancelleries, les états-majors. Dans le parlements, on ne fait que bavarder, à seule fin de duper le "bon peuple".  ...

Au parlementarisme vénal, pourri jusqu'à la moelle, de la société bourgeoise, la Commune substitue des organismes où la liberté d'opinion et de discussion ne dégénère pas en duperie, car les parlementaires doivent travailler eux-mêmes, appliquer eux-mêmes leurs lois, en vérifier eux-mêmes les effets, en répondre eux-mêmes directement devant leurs électeurs. Les organismes représentatifs demeurent, mais le parlementarisme comme ystème spécial, comme division du travail législatif et exécutif, comme situation privilégiée pour les députés, n'est plus. Nous ne pouvons concevoir une démocratie, même une démocratie prolétarienne, sans organismes représentatifs : mais nous pouvons et devons la concevoir sans parlementarisme, si la critique de la société bourgeoise n'est pas pour nous un vain mot, si notre volonté de renverser la domination de la bourgeoisie est une volonté sérieuse et sincère et non une phrase "électorale" destinée à capter les voix des ouvriers, comme chez les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, chez les Scheidemann et les Legien, les Sembat et les Vandervelde.

Il est extrêmement symptomatique que, parlant des fonctions de ce personnel administratif qu'il faut à la Commune comme à la démocratie prolétarienne, Marx prenne comme terme de comparaison le personnel "de tout autre employeur", c'est-à-dire une entreprise capitaliste ordinaire avec ses "ouvriers, surveillants et comptables".  ...  

Il ne saurait être question de supprimer d'emblée, partout et complètement, le fonctionnarisme. C'est une utopie. Mais briser d'emblée la vieille machine administrative pour commencer sans délai à en construire une nouvelle, permettant de supprimer graduellement tout fonctionnarisme, cela n'est pas une utopie, c'est l'expérience de la Commune, c'est la tâche urgente, immédiate, du prolétariat révolutionnaire.  ...  

2. La transition du capitalisme au communisme

... Démocratie pour l'immense majorité du peuple et répression par la force, c'est-à-dire exclusion de la démocratie pour les exploiteurs, les oppresseurs du peuple; telle est la modification que subit la démocratie lors de la transition du capitalisme au communisme.

C'est seulement dans la société communiste, lorsque la résistance des capitalistes est définitivement brisée, que les capitalistes ont disparu et qu'il n'y a plus de classes (c'est-à-dire plus de distinctions entre les membres de la société quant à leurs rapports avec les moyens sociaux de production), c'est alors seulement que "l'Etat cesse d'exister et qu'il devient possible de parler de liberté ". Alors seulement deviendra possible et sera appliquée une démocratie vraiment complète, vraiment sans aucune exception. Alors seulement la démocratie commencera à s'éteindre pour cette simple raison que, délivrés de l'esclavage capitaliste, des horreurs, des sauvageries, des absurdités, des ignominies sans nombre de l'exploitation capitaliste, les hommes s'habitueront graduellement à respecter les règles élémentaires de la vie en société connues depuis des siècles, rebattues durant des millénaires dans toutes les prescriptions morales, à les respecter sans violence, sans contrainte, sans soumission, sans cet appareil spécial de coercition qui a nom : l'Etat.

L'expression est très heureuse, car elle exprime à la fois la gradation du processus et sa spontanéité. Seule l'habitude peut produire un tel effet et elle le traduira certainement, car nous constatons mille et mille fois autour de nous avec quelle facilité les hommes s'habituent à observer les règles nécessaires à la vie en société quand il n'y a pas d'exploitation, quand il n'y a rien qui excite l'indignation, qui suscite la protestation et la révolte, qui nécessite la répression.

Ainsi donc, en société capitaliste, nous n'avons qu'une démocratie tronquée, misérable, falsifiée, une démocratie uniquement pour les riches, pour la minorité. La dictature du prolétariat, période de transition au communisme, établira pour la première fois une démocratie pour le peuple, pour la majorité, parallèlement à la répression nécessaire d'une minorité d'exploiteurs. Seul le communisme est capable e réaliser une démocratie réellement complète; et plus elle sera complète, plus vite elle deviendra superflue et s'éteindra d'elle-même.

En d'autres termes : nous avons, en régime capitaliste, l'Etat au sens propre du mot, une machine spéciale d'oppression d'une classe par une autre, de la majorité par la minorité. On conçoit que pour être menée à bien, la répression systématique exercée contre une majorité d'exploités par une minorité d'exploiteurs exige une cruauté, une férocité extrêmes dans la répression, des mers de sang à travers lesquelles l'humanité poursuit sa route sous le régime de l'esclavage, du servage et du salariat.

Ensuite, dans la période de transition du capitalisme au communisme, la répression est encore nécessaire, mais elle est déjà exercée sur une minorité d'exploiteurs par une majorité d'exploités. L'appareil spécial, la machine péciale de répression, l'"Etat", est encore nécessaire, mais c'est déjà un Etat transitoire, ce n'est plus l'Etat proprement dit, car la répression exercée sur une minorité d'exploiteurs par la majorité des esclaves salariés d'hier est chose relativement si facile, si simple et si naturelle qu'elle coûtera beaucoup moins de sang que la répression des révoltes d'esclaves, de serfs et d'ouvriers salariés, qu'elle coûtera beaucoup moins cher à l'humanité. Elle est compatible avec l'extension de la démocratie à une si grande majorité de la population que la nécessité d'une machine spéciale de répression commence à disparaître. Les exploiteurs ne sont naturellement pas en mesure de mater le peuple sans une machine très compliquée, destinée à remplir cette tâche; tandis que le peuple peut mater les exploiteurs même avec une "machine" très simple, presque sans "machine", sans appareil spécial, par la simple organisation des masses armées (comme, dirons-nous par anticipation, les Soviets des députés ouvriers et soldats).

Enfin, seul le communisme rend l'Etat absolument superflu, car il n'y a alors personne à mater, "personne" dans le sens d'aucune classe ; il n'y a plus lutte systématique contre une partie déterminée de la population. Nous nesommes pas des utopistes et nous ne nions pas du tout que des excès individuels soient possibles et inévitables; nous ne nions pas davantage qu'il soit nécessaire de réprimer ces excès. Mais, tout d'abord, point n'est besoin pour cela d'une machine spéciale, d'un appareil spécial de répression; le peuple armé se chargera lui-même de cette besogne aussi simplement, aussi facilement qu'une foule quelconque d'hommes civilisés même dans la société actuelle sépare des gens qui se battent ou ne permet pas qu'on rudoie une femme. Ensuite, nous savons que la cause sociale profonde des excès qui constituent une violation des règles de la vie en société, c'est l'exploitation des masses, vouées au besoin, à la misère. Cette principale cause une fois écartée, les excès commenceront infailliblement à "s'éteindre". Avec quelle rapidité et quelle gradation, nous l'ignorons; mais nous savons qu'ils s'éteindront. Et, avec eux, l'Etat s'éteindra à son tour.

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Mandel : Introduction au marxisme  (Extraits)

Démocratie bourgeoise et démocratie prolétarienne

1. Liberté économique et liberté politique

Pour beaucoup de gens qui ne réfléchissent pas à cette question, liberté politique et liberté économique sont des notions équivalentes. C'est ce qu'affirme notamment le dogme libéral, qui prétend aujourd'hui se prononcer de la même façon « pour la liberté » dans tous les domaines.

Cependant, si la liberté politique peut être aisément définie de façon à ce que la liberté des uns n'implique pas I'asservissement des autres, il n'en va pas de même pour la liberté économique. Un instant de réflexion démontre que la plupart des aspects de cette « liberté économique » impliquent précisément I'inégalité, I'exclusion automatique d'une grande partie de la société de la possibilité de jouir de cette même liberté.

La liberté d'acheter et de vendre des esclaves implique que la société soit divisée en deux groupes : les esclaves et les maîtres d'esclaves. La liberté d'approprier les grands moyens de production comme propriété privée implique I'existence d'une classe sociale obligée de vendre sa force de travail. Que ferait le propriétaire d'une grande usine, si personne n'était obligé de travailler pour le compte d'autrui ?

Logiques avec eux-mêmes, les bourgeois de I'ère ascendante du capitalisme défendirent le principe de la liberté d'envoyer travailler à la mine des enfants de 10 ans ; la liberté d'obliger les travailleurs à trimer 12 ou 14 heures par jour. Mais une seule liberté était obstinément refusée : la liberté d'association des travailleurs, interdite en France par la fameuse Loi Le Chapellier adoptée en pleine Révolution française, sous prétexte d'interdire toutes les coalitions d'origine corporatiste.

Ces contradictions apparentes dans I'idéologie bourgeoise se dissolvent dès qu'on réorganise toutes ces attitudes autour d'un seul thème central : la défense de la propriété et de l'intérêt de classe capitalistes. Voilà la base de toute I'idéologie bourgeoise, et non une quelconque défense intransigeante du « principe » de liberté.

Cela apparaît le plus nettement dans I'histoire du droit de vote. Le parlementarisme moderne est né comme expression du droit de la bourgeoisie de contrôler les dépenses publiques financées par les impôts qu'elle payait. Elle proclama durant la révolution anglaise de 1649 : no taxation without representation ( pas d'impôts sans représentation parlementaire ). II s'en suit logiquement qu'elle dénia le droit de vote aux classes populaires qui ne payaient pas d'impôts : leurs représentants « démagogues » ne seraient-ils pas portés à voter constarnment de nouvelles dépenses, vu le fait que d'autres devraient les payer ?

De nouveau, ce qui se trouve à la base de l'idéologie bourgeoise ce n'est nullement le principe de l'égalité de droits de tous les citoyens ( le droit de vote censitaire foule cyniquement aux pieds de ce principe), ni le principe de la liberté politique garantie à tous, mais bien la défense et I'illustration des coffres-forts, des gros sous !

2. L'état bourgeois au service des intérêts de classe du capital

Aussi, au 19ème siècle n'était-il guère difficile d'expliquer aux travailleurs que I'Etat bourgeois n'était guère « neutre » dans la lutte de classe, n'était point un « arbitre » entre le Capital et le Travail, chargé de défendre « l'intérêt général », mais qu'il représenta bel et bien un instrument de défense des intérêts du Capital contre ceux du Travail.

Seule la bourgeoisie avait le droite de vote. Seule la bourgeoisie pouvait librement refuser I'embauche des travailleurs: Dès que les ouvriers se mirent en grève et refusèrent collectivement de vendre leur force de travail aux conditions dictées par le Capital, on envoya les gendarmes ou I'armée, ou leur tira dessus. La justice était une justice de classe évidente. Parlementaires, juges, hauts officiers, hauts fonctionnaires colonisateurs, ministres, évêques : tous sortaient de la même classe sociale. Tous étaient lies entre eux par les mêmes liens d'argent, d'intérêt, voire de famille. La classe ouvrière était totalement exclue de tout ce joli monde-là.

Cette situation s'est modifiée à partir du moment ou le mouvement ouvrier moderne prend son essor, acquiert une puissance organisationnelle redoutable, arrache le suffrage universel au travers d'imposantes actions directes ( grèves politiques en Belgique, Autriche, , Suède, Pays-Bas, Italie etc. ). La classe ouvrière se trouve largement représentée au Parlement ( du coup, elle se trouve également obligée de payer une grande partie des imp6ts ; mais cela o'est une autre histoire ). Des partis ouvriers réformistes participent à des gouvernements de coalition avec la bourgeoisie. Quelquefois, ils commencent même a constituer des gouvernements composés exclusivement de représentants de partis sociaux-démocrates ( Grande-Bretagne, Scandinavie ).

Dès lors, I'illusion d'un Etat « démocratique » au-dessus des classes, « arbitre » réel et «conciliateur » des oppositions de classe, peut être acceptée plus facilement au sein de la classe ouvrière. C'est une des fonctions essentielles du révisionnisme réformiste que de diffuser largement de telles illusions. Jadis, ce fut I'apanage exclusif de la social-démocratie. Aujourd'hui, les Partis Communistes engagés dans un cours néo-réformiste répandent le même genre d'illusions.

La nature réelle de l'Etat bourgeois, même le plus « démocratique », se révèle cependant tout de suite si on examine à la fois son fonctionnement pratique et les conditions matérielles de ce fonctionnement.

II est typique qu'au fur et à mesure que le suffrage universel est conquis par les masses laborieuses et que les représentants ouvriers pénètrent en force dans les Parlements, le centre de gravité de I'Etat fondé sur la démocratie parlementaire se déplace inexorablement du Parlement vers l'appareil d'Etat bourgeois permanent :  « Les ministres viennent et s'en vont, la police reste ».

Or, cet appareil d'Etat, par la façon dont il est recruté dans ses sommets, par la manière dont il organise sa hiérarchie, par les règles de sélection et de carrière qui président, secrète une symbiose parfaite avec la moyenne et la grande bourgeoisie. Des liens idéologiques, sociaux et économiques indissolubles relient cet appareil à la classe bourgeoise. Tous les hauts fonctionnaires touchent des traitements tels qu'ils permettent une accumulation privée du capital, quelquefois modeste, mais toujours réelle, ce qui intéresse ces personnes même individuellement à la défense de la propriété privée et à la bonne marche de l'économie capitaliste.

En outre, I'Etat fondé sur le parlementarisme bourgeois est livré corps et âme au Capital par les chaînes d'or de la dépendance financière et de la dette publique. Aucun gouvernement bourgeois ne peut gouverner sans faire un appel constant au crédit, contrôlé par les banques, le capital financier, la grande bourgeoisie. Toute politique anti-capitaliste qu'un gouvernement réformiste ne voudrait qu'esquisser se heurte immédiatement au sabotage financier et économique des capitalistes. La « grève des investissements », l'évasion des capitaux, I'inflation, le marché noir, la chute de la production, le chômage, résultent rapidement de cette riposte.

Toute I'histoire du 20ème siècle le confirme : il est impossible d'utiliser le Parlement bourgeois et le gouvernement fondés sur la propriété capitaliste et l'Etat bourgeois de manière conséquente contre labourgeoisie. Toute politique qui veut effectivement suivre une voie anti-capitaliste est rapidement confrontée avec le dilemme : ou bien capituler devant le chantage a la puissance du Capital ; ou bien briser l 'appareil d'Etat bourgeois et remplacer les rapports de propriété capitalistes par I'appropriation collective des moyens de production.

3. Les limites des libertés démocratiques bourgeoises

Ce n'est pas par hasard si le mouvement ouvrier s'est trouvé à I'avant-garde de la lutte pour les libertés démocratiques au 19ème et 20ème siècle. En défendant ces libertés, le mouvement ouvrier défend en même temps les conditions les meilleures pour sa propre ascension. La classe ouvrière est la classe la plus nombreuse dans la société contemporaine. La conquête des libertés démocratiques lui permet de s'organiser, d'acquérir I'assurance du grand nombre, de peser de plus en plus lourdement dans la balance des rapports de force.

En outre, les libertés démocratiques conquises en régime capitaliste représentent la meilleure école de la démocratie substantielle dont les travailleurs jouiront demain après avoir renverse le règne du Capital.

Trotsky parle à juste titre des «cellules de démocratie prolétarienne au sein de la démocratie bourgeoise » que représentent les organisations de masse de la classe ouvrière, la possibilité pour les travailleurs de tenir congrès et cortèges, d'organiser des grèves et des manifestations de masse, d'avoir leur presse, leurs écoles, leurs théâtres et leurs cinés clubs etc.

Mais c'est précisément parce que les libertés démocratiques revêtent une importance capitale aux yeux des travailleurs, qu'il importe d'autant plus de saisir les limites de la démocratie parlementaire bourgeoise même la plus avancée, du point de vue de ces libertés.

Tout d'abord, la démocratie parlementaire bourgeoise est une démocratie indirecte, au sein de laquelle seuls quelques milliers ou dizaines de milliers de mandataires ( députés, sénateurs, maires, bourgmestres, conseillers municipaux ou généraux etc. ) participent à l'administration de I'Etat. L'écrasante majorité des citoyens est exclue d'une telle participation. Son seul pouvoir, c'est celui .de déposer un bulletin de vote dans une urne, tous les 4 ou 5 ans.

Ensuite, l'égalité politique dans une démocratie parlementaire bourgeoise est une égalité purement formelle et non pas une égalité réelle. Formellement, le riche et le pauvre détiennent le même « droit » de fonder un journal, dont le fonctionnement coûte des centaines de millions de frs. Formellement, le riche et le pauvre détiennent le même tt droit » d'acheter un temps d'émission a la TV et la même « possibilité » d'influencer le lecteur. Mais comme I'exercice pratique de ces droits présuppose la mise en mouvement de puissants moyens matériels, le riche seul en jouit pleinement. Le capitaliste réussira à influencer un grand nombre d'électeurs qui dépendent matériellement de lui, acheter des journaux, des stations radio ou du temps de TV grâce à ses subsides. II « tiendra » des parlementaires et des gouvernements par le poids de son capital.

Finalement, même si I'on fait abstraction de toutes ces limites propres à la démocratie parlementaire bourgeoise, et qu'on suppose à tort qu'elle soit parfaite, il reste qu'elle n'est qu'une démocratie politique. Mais à quoi sert une égalité politique entre le riche et le pauvre - qui est loin d'être réelle ! si en même temps elle coïncide, non pas pour quelques années mais .depuis plus d'un demi-siècle Voire plus d'un siècle (selon le pays qu'on examine avec une inégalité économique et sociale énorme, qui va en augmentant ? Même si les riches et les pauvres avaient exactement les mêmes droits politiques, les premiers n'en conservent pas moins un énorme pouvoir Economique et social qui fait défaut aux seconds, et qui subordonne inévitablement les seconds aux premiers dans la vie de tous les jours.

4. Répression et dictatures bourgeoises

La nature de classe de I'Etat fondé sur la démocratie parlementaire bourgeoise apparaît de la manière la plus nette lorsqu'on examine son rôle répressif. On connaît d'innombrables conflits sociaux ou police, gendarmes et militaires sont intervenus pour «casser » des piquets de grève, disperser des manifestations ouvrières, faire évacuer des usines occupées par les travailleurs, tirer sur les grévistes. On ne connaît guère de cas ou la police, la gendarmerie, (es CRS ou I'armée de la bourgeoisie soient intervenus pour arrêter des patrons quand ils licencient des ouvriers, aient aidé les travailleurs à occuper des usines fermées par le Capital, ou aient tiré sur des bourgeois qui organisent la vie chère, l'évasion des capitaux ou la fraude fiscale.

Les apologistes de la démocratie bourgeoise répliqueront que les ouvriers violaient « la loi » dans tous les cas précités, et qu'ils menaçaient « l'ordre public », que les forces de répression sont censées défendre. Nous répondons que cela confirme bien que la « loi » n'est guère neutre mais est une loi bourgeoise qui protège la propriété capitaliste ; que les forces de répression sont au service de cette propriété ; qu'elles se comportent dès lors fort différemment selon que les ouvriers ou les capitalistes commettent des. violations formelles de « la loi »; et. que rien ne confirme mieux le caractère fondamentalement bourgeois de I'Etat.

En temps normaux, les appareils de répression ne jouent qu'un rôle marginal dans le maintien du régime capitaliste, pour autant que celui-ci est respecté de fait, dans la vie de tous les jours, par la grande majorité des classes laborieuses. II en va autrement dans des périodes de crise aiguë ( qu'elle soit économique, sociale, politique, militaire ou financière), pendant lesquelles le régime capitaliste est profondément ébranlé, pendant lesquelles les masses laborieuses manifestent leur volonté de jeter bas le régime, ou pendant lesquelles celui-ci n'arrive plus à fonctionner normalement.

Alors la répression remonte à I'avant-plan de la scène politique. Alors la nature profonde de I'Etat bourgeois se révèle brusquement dans toute sa nudité : un groupe d'hommes armés au service du Capital. Ainsi se confirme une règle plus général de l'histoire des sociétés de classe. Plus stable est cette société, plus elle peut se permettre le luxe d'accorder diverses libertés formelles aux opprimés. Plus elle est instable et secouée par des crises profondes, plus elle doit exercer le pouvoir politique par la voie de la violence sans phrases.

Ainsi I'histoire du 19ème et 20ème siècle est parsemée de diverses expériences de suppression de toutes les libertés démocratiques des travailleurs par des dictatures bourgeoises : dictatures militaires, bonapartistes ou fascistes. La dictature fasciste est la forme la plus brutale et la plus barbare de la dictature au service du Grand Capital.

Elle se caractérise notamment par le fait qu'elle ne supprime pas seulement les libertés pour les organisations révolutionnaires ou radicales de la classe ouvrière, mais qu'elle cherche, encore à écraser toute forme d'organisation collective et de résistance des travailleurs, y compris les syndicats et les formes les plus élémentaires de grèves. Elle se caractérise également par le fait que la tentative d'atomiser (a classe ouvrière, pour être tant soit peu efficace, ne peut pas s'appuyer seulement sur I'appareil de répression traditionnel ( armée, gendarmerie, police, juges) mais sur des bandes armées privées émanant à leur tour d'un mouvement de masse : celui de la petite-bourgeoisie paupérisée, désespérée par la crise et l'inflation, et que le mouvement ouvrier n'a pas réussi à entraîner dans son camp par une politique d'offensive anti-capitaliste audacieuse.

La classe ouvrière et son avant-garde révolutionnaire ne peuvent être neutres devant la montée du fascisme. Ils doivent défendre becs et ongles leurs libertés démocratiques. A cette fin, ils doivent opposer un front unique de toutes les organisations ouvrières, y compris les plus réformistes et les plus modérées, à la montée du fascisme, afin d'écraser dans l'oeuf la bête malfaisante. Ils doivent créer leurs propres unités d'auto-défense contre les bandes armées du capital, et ne pas se fier à la protection de I'Etat bourgeois. Des milices ouvrières appuyées par la masse des travailleurs, unifiant toutes les organisations ouvrières, et empêchant toute tentative fasciste de terroriser un secteur quelconque des masses, de briser une seule grève, de faire « sauter » un seul meeting d'une organisation ouvrière : telle est la voie pour barrer la route à la barbarie fasciste qui aboutit autrement aux camps de concentration, aux massacres et tortures, à Buchenwald et Auschwitz. Toute réussite sur cette voie permet d'ailleurs aux masses laborieuses de passer résolument à la contre-offensive et d'abattre, avec la menace fasciste, le régime capitaliste qui l'a fait naître et qui l'a nourrie.

5. la démocratie prolétarienne

L'Etat ouvrier, la dictature du prolétariat, la démocratie prolétarienne, que les marxistes veulent substituera l'Etat bourgeois qui reste en définitive la dictature de la bourgeoisie, même sous sa forme la plus démocratique, se caractérise par une extension et non par une restriction des libertés démocratiques effectives pour la masse des citoyens qui travaillent. Surtout après l'expérience désastreuse du stalinisme, qui a sapé la crédibilité des serments démocratiques des Partis Communistes officiels, il est indispensable de rappeler avec force ce principe de base.

L'Etat ouvrier sera plus démocratique que l'Etat fondé sur la démocratie parlementaire, dans le mesure où il étendra fortement l'aire de la démocratie directe. Ce sera un Etat qui commencera à dépérir dès sa naissance, en livrant des domaines entiers de l'activité sociale à l'autogestion et l'autoadministration des citoyens concernés (postes, télécommunications, santé, enseignement, culture etc.) Il associera la masse des travailleurs organisés dans des conseils ouvriers à l'exercice direct du pouvoir, en abolissant les frontières fictives entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Il éliminera le carriérisme de la vie publique en limitant les traitement des fonctionnaires, y compris les plus hauts placés, au salaire d'un ouvrier moyennement qualifié. Il entravera la formation d'une nouvelle caste d'administrateurs-à-vie en introduisant le principe de la rotation obligatoire pour toute délégation de pouvoir.

L'Etat ouvrier sera plus démocratique que l'Etat fondé sur la démocratie parlementaire, dans la mesure où il créera les bases matérielles pour l'exercice des libertés démocratiques par tous. Les imprimeries, les postes de radio et de TV, les salles de réunion, de viendront propriété collective, et seront mises à la disposition effective de tout groupe de travailleurs qui les réclame. Le droit de créer diverses organisations politiques, y compris d'opposition ; de créer une presse d'opposition, de laisser les minorités politiques s'exprimer dans la presse, à la radio et à la TV, sera jalousement défendu par les conseils ouvriers. L'armement général des masses laborieuses, la suppression de l'armée permanente et des appareils de répression, l'élection des juges, la publicité complète de tous les procès, seront la garantie la plus forte de ce qu'aucune minorité ne puisse s'arroger le droit d'exclure un quelconque groupe de citoyens laborieux de l'exercice des libertés démocratiques.

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Extrait du Manifeste de la LCR

Page 25

Pour une démocratie socialiste autogestionnaire

Les libertés politiques et l'égalité des droits constituent un progrès historique.

Le pluripartisme et la libre confrontation des programmes sont nécessaires pour résoudre les contradictions sociales et les conflits d'intérêts qui n'ont pas disparu.

Le pluripartisme politique, et la distinction entre partis, syndicats et État exigent une codification institutionnelle (une Constitution) des conditions de fonctionnement, d'expression, et de participation à l'exercice du pouvoir. À la lumière de l'expérience historique, l'indépendance des syndicats et des mouvements sociaux envers l'État et les partis, la liberté de la presse, la liberté en art, l'autonomie de la justice, la garantie du pluripartisme, le droit à l'autodétermination des nationalités constituent autant de principes fondamentaux. Il en va de même des garanties des droits individuels vis-à-vis des pouvoirs publics et des différentes institutions.

Un système d'assemblées élues

L'égalité des droits et le suffrage universel sont des éléments clés de toute démocratie. Toutefois, une démocratie socialiste autogestionnaire devra multiplier les formes d'organisation en vue de gérer démocratiquement l'ensemble des aspects de la vie sociale et économique. Il serait vain de vouloir décrire d'avance en détail les multiples formes d'organisation qui peuvent naître de la lutte et de l'expérience. Personne n'avait imaginé la Commune de Paris avant qu'elle naisse de l'imagination collective.

Dans ses fondements, cette démocratie vise à représenter réellement les citoyens et les producteurs, selon le principe « un homme/une femme égale une voix », à travers un système d'assemblées élues à la proportionnelle, au niveau central comme local, et sur les lieux de travail.

Une démocratie socialiste autogestionnaire devrait aussi lutter contre « les dangers professionnels » du pouvoir en développant des formes de responsabilité et de révocabilité des élus par leurs mandants, en interdisant le cumul des mandats électifs, en limitant leur renouvellement et en plafonnant le salaire des élus au niveau d'un salarié qualifié. Elle devrait promouvoir une réelle égalité politique entre individus, en particulier entre hommes et femmes. Elle devrait développer les formes de contrôle des mouvements populaires sur les assemblées, à travers des comités de quartier, des assemblées de citoyens, et le recours possible aux référendums d'initiative populaire.

La socialisation du pouvoir contre l'étatisation de la société

La démocratie socialiste autogestionnaire met donc l'accent non sur l'étatisation de la société, mais sur la socialisation du pouvoir. Elle articule aux assemblées représentatives une démocratie sociale et économique. Elle ne peut être décrétée par en haut mais relève d'un processus historique qui dépend notamment d'une transformation radicale de la division sociale du travail. La réduction du temps de travail, l'existence de réseaux modernes de communication directe peuvent favoriser l'intervention permanente des intéressés, permettre de réduire les délégations de pouvoir et l'autonomie de l'État.

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Bibliographie

F Engels : « L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat » notamment chapitre - barbarie et civilisation

Marx : « La guerre civile en France »

Lénine : « l'Etat et la révolution »

Mandel : « introduction au marxisme »
chapitre «  démocratie socialiste et dictature du prolétariat »

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